289 : (JL.1914-1918) dans la boue

extrait des mémoires de guerre de Jacques Lemerle, 1915

[...] C'est pendant ce séjour à Berles que j'ai reçu la croix de Guerre avec une Citation à l'ordre de la Division, donnant droit à une étoile dorée sur le ruban.
Ce sera ma seule citation dans l'infanterie, le Général Superbie ayant passé son Commandement au Général d'artillerie dont je dirai plus loin la haine qu'il m'a de suite accordée....!
La croix ne me fut épinglée par le Cdt. que la veille de l'attaque de Champagne en Sept 15... avec quelques autres camarades.


 J'ai été aussi bénéficiaire.. d'une corvée très désagréable : désigné comme membre d'un Conseil de Guerre ayant à juger 6 cas graves ! Chacun d'eux entraînait la mort d'après le Code Militaire
Un paysan : insulte à l'armée "j'aime mieux les Boches que ces pillards de Français.." parce-qu'on lui avait volé un poulet.
un soldat : a quitté les tranchées de nuit pour rejoindre sa maîtresse au village.! Abandon de poste devant l'ennemi!
un autre : le voleur du poulet... pillage... etc...
Nous avons réussi à leur éviter le peloton mais pas la prison.



[...] La monotonie des séjours en première ligne était quelque fois rompue par des incidents, drôles souvent. En voici quelques uns :

Un officier d'artillerie vient me voir "vous avez le secteur dominant et un poste d'observation. Je dois prendre quelques repères" Je le conduis moi-même au trou rond muni d'un petit abri pour le guetteur et lui passe le rustique appareil genre périscope que nous avons construit pour regarder par-dessus le parapet. "Ce n'est pas la peine, merci" avec un sourire ironique. "Attention lui dis-je. Ce coin est repéré : balles et obus rasent le parapet". Un sourire exaspérant et il passe la tête..... quelques secondes et en sifflant un obus de 77 lui emporte son képi... Pas la moindre égratignure, mais la tête du type était réjouissante... Plus de sourire "Le périscope mon cher camarade... Quant au képi ..." Jouissance...


Une bande de grosses huiles, 3 ou 4 avec feuilles de chêne, après avoir visité mon Groupe 4 demande le chemin pour le groupe de droite où règne en ce moment Solacroup. Il existe bien un long boyau de liaison entre nous mais mal entretenu et peu profond. Au surplus plein de boue à l'endroit où il passe dans un fond. Je conseille de retourner au ravin et de prendre le boyau bien entretenu par Solacroup. Refus net... "Nous irons par le boyau de liaison". " Bien mon général... je vous montre le chemin et préviens Solacroup de venir à notre rencontre..."


Et la caravane des huiles, Lemerle en tête part d'un pas ferme. Les Chasseurs qui savent ce qui va se passer rigolent...
Au début tout va bien... le boyau est assez propre et profond pour cacher aux boches cette proie succulente.... Puis je recommande à mes Généraux de se baisser... le couloir n'étant plus assez profond. Leurs reins étant peut-être raidis ou pour toute autre raison, la ligne des képis étoilés défilant au ras des talus à la vue des Boches déclenche un déchaînement des mitrailleuses d'en face si bien pointées que le parapet fume sous les impacts.. Angoissé, je me retourne et vois.... mes généraux à plat ventre dans la boue, ne bougeant plus... personne de touché heureusement, mais un tir sévère de percutants 77 succédant au mitrailleuses maintient tout le monde au sol. C'est à ce moment que Solacroup apparaît très inquiet... et je lui montre..... les corps ! en riant. Il comprend et au bout d'un moment le canardage ayant cessé, mon camarade prend en charge le convoi... dégoûtant de boue, pas fier, mais cette fois faisant presque de la reptation...
Cette manie des gens des E.M. de tous grades de ne pas vouloir écouter ceux qui vivent dans les secteurs et de leur laisser entendre "qu'ils ont la frousse mais que eux ont du cran" était exaspérante.



[...] Nos abris avaient été heureusement bien reconstruits, car un jour deux "saucisses" boches apparaissent dans le ciel, signe certain de l'arrivée d'une célèbre batterie "La Bavaroise" je crois me le rappeler, signe aussi d'une période de bombardements précis de gros calibre.. Et c'est naturellement sur moi que ça va tomber..
Le tir de réglage commence très lent, accrochant chaque pièce sur ses objectifs. J'ai fait planquer tout mon monde, ne conservant qu'un ou deux hommes aux créneaux.
C'est très énervant.. Au loin un Boum sourd annonce le départ du projectile... puis du fond de l'horizon on l'entend arriver... frou... frou.. Frou FROU de plus en plus fort, puis très fort et ça éclate sur mon secteur quelque part ! C'est du très gros calibre : du 240 au moins. Je suis angoissé car je ne sais si mes abris résisteront à un coup direct.. et dame 25 poilus dans chaque... en bouillie si ça ne tient pas !


Le tir réglé, toute la journée, à cadence lente, coup par coup, les marmites tombent sur le Groupe 4... Au soir, les saucisses descendent et le tir s'arrête. De gros trous un peu partout, beaucoup sur le terrain.. pas de casse ! Ouf. Nuit calme.
Le lendemain, nos deux saucisses sont dans le ciel et le tir recommence ; toujours sur moi ! J'ai décidément le bon secteur comme d'habitude... Entre deux marmites, je rends visite à mes gars qui sont un peu sur leurs nerfs mais calmes. Les chefs de section en font de même et.... le soir arrive, beaucoup de gros trous.. pas de casse. Nous avons eu droit à une 3° séance avec les mêmes brillants résultats, puis satisfaite, pensant peut-être nous avoir tous écrabouillés, la fameuse batterie est allée vers d'autres lieus.
J'ai dis que nos abris étaient solides. Le mien aussi heureusement car un matin je suis réveillé dans mon poste de commandement par des chuchotements.. Je vois le soleil du côté de la porte il est tard, j'ai dormi comme un loir.. Les chuchotements recommencent ! Agacé je demande "Qui est là ?" Un formidable éclat de rire me répond "Et il dormait.!.." Mauris mon premier Lieutenant me dit "Viens voir, mais fais attention à ne pas te cogner..." Je réalise alors que le plafond de mon gourbi est drôlement bas et c'est à quatre pattes que je dois sortir "Tiens regarde sous quoi tu dormais...!" Un enchevêtrement de poutres, de tôles... tel apparaît mon poste écrasé au petit jour par une marmite... qui ne m'a pas réveillé.. Mes camarades m'ont avoué, n'entendant aucun bruit, hésiter à venir voir la bouillie que je devais être...


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