291 : (JL 1914-1918) blessé, écœuré

extrait des mémoires de guerre de Jacques Lemerle, 1915



 [...] Quelques jours dans les 2° lignes pour nous reposer et nous compléter, puis nous remontons "au casse-pipe".. Les E.M. s'acharnent à vouloir percer malgré l'évidence "que c'est raté". ces petites offensives partielles qui ont suivi le grand choc des premiers jours, étaient d'avance vouées à l'échec, mais coûtaient très cher en hommes.


[...] le lendemain en fin de matinée, un coureur me porte un ordre me convoquant à la Brigade. [...] "Vous attaquez à 14 h le tir d'artillerie va bientôt commencer, vous avez juste le temps de retourner à votre bataillon" Suffoqué par cette désinvolture et par le fait qu'on nous lance en plein jour sur des barbelés intacts et des nids de mitrailleuses mordants, j'essaie de discuter sur la nécessité de modifier cet ordre et attaquer dans de meilleurs conditions... "c'est un ordre..." me répond [le général] en me tournant le dos.. [...] Je mets tout le monde rapidement au courant de l'ordre d'attaque et devant les protestations indignées ne peut que redire "Je le sais mais c'est un ordre.."
Et en plein jour, en lignes de tirailleurs, nous dévalons la pente aussi vite que nous le pouvons, sous le tir violent de toutes les armes en face de nous. Les pertes sont lourdes.. Je vois culbuter mes pauvres types et le terrain se parsemer de corps..
J'arrête les frais dans un vague tranchée au fond de la vallée et nous commençons à tirailler. Le soir arrive, et je reçois cette note invraisemblable .. " Donner immédiatement l'état nominatif des pertes avec le n° matricule de chacun.." Cela vient de la Brigade... la colère me prends et je dis au pauvre type qui a risqué sa vie "Tu diras que tu m'as trouvé.. qu'il y a de la casse et que je t'ai répondu : M..." Eberlué, il n'ose repartir avec ce message, mais je lui en donne l'ordre.. Cela n'a pas du arranger mes affaires à cet E.M. mais j'en avais gros sur le cœur..

[...] Quelques jours après, une nouvelle attaque est décidée à partir de la tranchée que nous occupons, mais plus importante, car la 361° y participe à ma droite [...] Toute la matinée les pièces de tous calibres s'accrochent sur les lignes en face et à 13 h le tir de destruction commence [...] Une fumée dense et noire monte des tranchées boches [...] J'ai donné l'ordre d'attaquer en pelotons serrés pour arriver en masse sur l'objectif [...] Tous les boches sont encore dans leurs abris, ne s'attendant pas à une si rapide arrivée. Quelques grenades jetées ont vite fait de les faire sortir les mains en l'air sans armes et pour ne pas nous encombrer, je les fais refluer sur nos lignes... Ils sont pour la plupart fauchés par leur propres mitrailleuses...


[...] A ma droite ça va mal. Je vois les hommes du 361° refluer en désordre fauchés par les nids de mitrailleuses intacts... Je cours sur le terrain pour voir ce qui se passe... Ce sont les 2 bataillons allemands qui contre-attaquent, frais, plein d'allant. Je vide un chargeur sur des Feldgrau que je crois voir dans le boyau et voyant des boches sortir des tranchées où se trouvaient mes 2 compagnies, comprends qu'elles ont été refoulées.
Quand je me replie à mon tour, une section ennemie debout sur le terrain tire sur nos lignes où sur les hommes qui se replient. Le tireur de gauche m'apercevant m'envoie une balle qui me donne un choc à l'épaule gauche, comme un coup de poing.. Une de nos mitrailleuses se met à tirer et j'ai le plaisir de voir la section boche se coucher, nez par terre, et ne plus bouger, officier compris, abattue par ce tir fauchant. [...] et chaque partie reprend ses positions... partie nulle...


[...] Je constate que la balle qui m'a traversé le gras de l'épaule gauche a manqué de peu mon expédition dans l'au-delà...
[...] Le calme revenu sur les lignes [...] je pars [...] au P.C. du Général. Je suis introduit dans la salle à manger où dînent les Officiers de l'E.M. au complet. Ambiance contrastant vraiment trop avec celle que je quitte... Je sors de durs combats, avec son cortège d'horreurs : j'ai sous les yeux une table soignée, un éclairage brillant, des serveurs en gants blancs qui passent les plats... [...] Et avant que j'ouvre la bouche après avoir salué ce Général qui ne peut me sentir, je reçois une mercuriale telle que médusé je reste bouche bée, complètement démonté.. Il ne me reste plus qu'à faire demi-tour et repartir dans la nuit à la recherche du Poste de Secours !
Ecœuré, je prend ma décision.. Me faire évacuer et une fois à l'arrière [...] si possible réaliser mon rêve de passer dans l'Aviation !

[J.L. rejoint l'école d'aviation de Chartres en décembre 2015]

290 : (JL 1914-1918) une protection

extrait des mémoires de guerre de Jacques Lemerle, 1915


 [...]  La bagarre commence ce matin du 25 sept. 1915, la grande attaque de Champagne qui devait crever le front. Nous avons vu passer dans le petit jour un peloton de hussards chargé de passer les premières lignes dès le début et de faire du désordre sur les arrières ... Ils n'ont pas été loin ... car le débouché des tranchées a été bloqué par un gros fortin en béton hérissé de mitrailleuses tirant dans toutes les directions.


[...] La mort n'a pas voulu de moi ce jour-là, une fois de plus [...] sur le terrain. Des cris "couchez-vous"... Je n'ai pas le temps de réaliser que c'est pour moi... Un tonnerre, une gerbe de feu à 3m, devant moi.. un gros obus vient d'éclater.. Rien.. pas une égratignure.. pas même "choqué". Un miracle.. et c'est tranquillement que je saute dans le boyau où m'attendent mes camarades éberlués...


[...] Un autre jour, quittant un bois où le Capitaine Grandjean a reçu une fusée d'obus dans l'estomac, nous devons aller soutenir l'attaque en cours. Mais la situation est désagréable.. Un violent tir de barrage (on dira plus tard Trommel-Feuer.. Feu d'enfer) a été déclenché par l'ennemi pour bloquer les renforts..  Une épaisse bande de fumée noire dans laquelle les éclatements se succèdent sans arrêt doit être traversée. Je commande une formation par escouades à larges intervalles et au pas de course nous fonçons dans cet enfer. J'ai derrière moi mes hommes de liaison... On ne voit rien dans ce nuage noir... ça claque, ça siffle... et j'en sors... seul ! Ma liaison y est restée, je n'ai pas une égratignure...
Ce qui reste, regroupé, traverse des tranchées remplies de cadavres et nous arrivons sur une crête où l'offensive s'est arrêtée.



[...] Ordre de s'organiser. Il fait chaud [...] des hommes changent de chemise... C'est à ce moment qu'une batterie de 75 qui n'est même pas de notre secteur... nous arrose tuant une quinzaine de mes gars... J'ai du mal à arrêter le tir, puis envoie une violente missive à mon Commandant. Le lendemain relevé par Solacroux avec sa 10°; il doit exécuter une attaque de nuit sur le fameux réseau à contre-pente et s'y fera tuer sans résultat... 3 ou 4 de ses hommes se sont fait tuer en essayant de récupérer son corps et j'ai du le cœur gros donner l'ordre de cesser ces tentatives.. On n'a rien retrouvé de lui par la suite, un violent tir de gros calibre qui a suivi l'ayant certainement déchiqueté. Mon pauvre ami savait comme nous tous que cette attaque était sans possibilité [...]


[...] Ma Cie égaillée dans un petit bois quelque part dans les premières lignes, nous sommes brusquement sous un tir précis et très désagréable de 130 autrichien [...] j'ai de grosses pertes. Dans les trous d'obus, des paquets informes de débris humains sont tout ce qui reste "du Lieutenant X" "de l'Adjudant Y" [...] Profitant d'une l'accalmie j'ai appelé le sergent-major et le fourrier de ma 8° pour mettre ses livres de Cie au point [...] Une mitrailleuse au loin envoie une seule rafale.. Je sens brusquement contre mon épaule droite mon fourrier s'appuyer sur moi. De même à gauche, mon Sergent-major. Étonné je vois leurs têtes balloter. Ils sont morts, une balle de cette damnée mitraillette ayant traversé leurs deux tempes.. Quant à moi je n'ai rien une fois de plus... ils devaient être penchés un peu plus en avant...


[...] Je veux montrer par quelques exemples que j'ai bénéficié certainement d'une protection..


289 : (JL.1914-1918) dans la boue

extrait des mémoires de guerre de Jacques Lemerle, 1915

[...] C'est pendant ce séjour à Berles que j'ai reçu la croix de Guerre avec une Citation à l'ordre de la Division, donnant droit à une étoile dorée sur le ruban.
Ce sera ma seule citation dans l'infanterie, le Général Superbie ayant passé son Commandement au Général d'artillerie dont je dirai plus loin la haine qu'il m'a de suite accordée....!
La croix ne me fut épinglée par le Cdt. que la veille de l'attaque de Champagne en Sept 15... avec quelques autres camarades.


 J'ai été aussi bénéficiaire.. d'une corvée très désagréable : désigné comme membre d'un Conseil de Guerre ayant à juger 6 cas graves ! Chacun d'eux entraînait la mort d'après le Code Militaire
Un paysan : insulte à l'armée "j'aime mieux les Boches que ces pillards de Français.." parce-qu'on lui avait volé un poulet.
un soldat : a quitté les tranchées de nuit pour rejoindre sa maîtresse au village.! Abandon de poste devant l'ennemi!
un autre : le voleur du poulet... pillage... etc...
Nous avons réussi à leur éviter le peloton mais pas la prison.



[...] La monotonie des séjours en première ligne était quelque fois rompue par des incidents, drôles souvent. En voici quelques uns :

Un officier d'artillerie vient me voir "vous avez le secteur dominant et un poste d'observation. Je dois prendre quelques repères" Je le conduis moi-même au trou rond muni d'un petit abri pour le guetteur et lui passe le rustique appareil genre périscope que nous avons construit pour regarder par-dessus le parapet. "Ce n'est pas la peine, merci" avec un sourire ironique. "Attention lui dis-je. Ce coin est repéré : balles et obus rasent le parapet". Un sourire exaspérant et il passe la tête..... quelques secondes et en sifflant un obus de 77 lui emporte son képi... Pas la moindre égratignure, mais la tête du type était réjouissante... Plus de sourire "Le périscope mon cher camarade... Quant au képi ..." Jouissance...


Une bande de grosses huiles, 3 ou 4 avec feuilles de chêne, après avoir visité mon Groupe 4 demande le chemin pour le groupe de droite où règne en ce moment Solacroup. Il existe bien un long boyau de liaison entre nous mais mal entretenu et peu profond. Au surplus plein de boue à l'endroit où il passe dans un fond. Je conseille de retourner au ravin et de prendre le boyau bien entretenu par Solacroup. Refus net... "Nous irons par le boyau de liaison". " Bien mon général... je vous montre le chemin et préviens Solacroup de venir à notre rencontre..."


Et la caravane des huiles, Lemerle en tête part d'un pas ferme. Les Chasseurs qui savent ce qui va se passer rigolent...
Au début tout va bien... le boyau est assez propre et profond pour cacher aux boches cette proie succulente.... Puis je recommande à mes Généraux de se baisser... le couloir n'étant plus assez profond. Leurs reins étant peut-être raidis ou pour toute autre raison, la ligne des képis étoilés défilant au ras des talus à la vue des Boches déclenche un déchaînement des mitrailleuses d'en face si bien pointées que le parapet fume sous les impacts.. Angoissé, je me retourne et vois.... mes généraux à plat ventre dans la boue, ne bougeant plus... personne de touché heureusement, mais un tir sévère de percutants 77 succédant au mitrailleuses maintient tout le monde au sol. C'est à ce moment que Solacroup apparaît très inquiet... et je lui montre..... les corps ! en riant. Il comprend et au bout d'un moment le canardage ayant cessé, mon camarade prend en charge le convoi... dégoûtant de boue, pas fier, mais cette fois faisant presque de la reptation...
Cette manie des gens des E.M. de tous grades de ne pas vouloir écouter ceux qui vivent dans les secteurs et de leur laisser entendre "qu'ils ont la frousse mais que eux ont du cran" était exaspérante.



[...] Nos abris avaient été heureusement bien reconstruits, car un jour deux "saucisses" boches apparaissent dans le ciel, signe certain de l'arrivée d'une célèbre batterie "La Bavaroise" je crois me le rappeler, signe aussi d'une période de bombardements précis de gros calibre.. Et c'est naturellement sur moi que ça va tomber..
Le tir de réglage commence très lent, accrochant chaque pièce sur ses objectifs. J'ai fait planquer tout mon monde, ne conservant qu'un ou deux hommes aux créneaux.
C'est très énervant.. Au loin un Boum sourd annonce le départ du projectile... puis du fond de l'horizon on l'entend arriver... frou... frou.. Frou FROU de plus en plus fort, puis très fort et ça éclate sur mon secteur quelque part ! C'est du très gros calibre : du 240 au moins. Je suis angoissé car je ne sais si mes abris résisteront à un coup direct.. et dame 25 poilus dans chaque... en bouillie si ça ne tient pas !


Le tir réglé, toute la journée, à cadence lente, coup par coup, les marmites tombent sur le Groupe 4... Au soir, les saucisses descendent et le tir s'arrête. De gros trous un peu partout, beaucoup sur le terrain.. pas de casse ! Ouf. Nuit calme.
Le lendemain, nos deux saucisses sont dans le ciel et le tir recommence ; toujours sur moi ! J'ai décidément le bon secteur comme d'habitude... Entre deux marmites, je rends visite à mes gars qui sont un peu sur leurs nerfs mais calmes. Les chefs de section en font de même et.... le soir arrive, beaucoup de gros trous.. pas de casse. Nous avons eu droit à une 3° séance avec les mêmes brillants résultats, puis satisfaite, pensant peut-être nous avoir tous écrabouillés, la fameuse batterie est allée vers d'autres lieus.
J'ai dis que nos abris étaient solides. Le mien aussi heureusement car un matin je suis réveillé dans mon poste de commandement par des chuchotements.. Je vois le soleil du côté de la porte il est tard, j'ai dormi comme un loir.. Les chuchotements recommencent ! Agacé je demande "Qui est là ?" Un formidable éclat de rire me répond "Et il dormait.!.." Mauris mon premier Lieutenant me dit "Viens voir, mais fais attention à ne pas te cogner..." Je réalise alors que le plafond de mon gourbi est drôlement bas et c'est à quatre pattes que je dois sortir "Tiens regarde sous quoi tu dormais...!" Un enchevêtrement de poutres, de tôles... tel apparaît mon poste écrasé au petit jour par une marmite... qui ne m'a pas réveillé.. Mes camarades m'ont avoué, n'entendant aucun bruit, hésiter à venir voir la bouillie que je devais être...


288 : pour florence

Florence ... ma petite cousine, ma presque jumelle.
Trente ans sans se voir et ne plus te revoir, c'est triste.
 
Tu es liée à mes plus heureux souvenirs d'enfance. Je te revois à Nisou-Rose, gaie et sérieuse à la fois. Cette immense maison où on aimait se cacher d'un étage à l'autre, d'une chambre à l'autre, d'un recoin à l'autre à l'heure de la sieste, dans l'ombre et la fraicheur.
Tout en haut, la terrasse couverte était notre domaine : avec nos sœurs nous l'avions peinte et décorée avec enthousiasme !

Le matin, tes acrobaties sur la plage, le goût du sel, les grains de sable dont on faisait des châteaux, le soleil qui nous brûle, la mer qui nous rafraîchit ou qui nous donne la "peau de cocotte" quand le méchant mistral se met à souffler.
L'après-midi la pinède odorante où nous avions notre "cabane bambou" loin du regard parental, le trapèze, les anneaux, la balançoire, nos jeux dans les broussailles, les cailloux pour casser les coques des délicieux pignons.

Les baignades au petit port de pêche et le retour à la maison par l'étroit chemin bordé de murs blancs et de jardins secrets. Les figues succulentes, les tiges de fenouil anisées et les mûres goûteuses cueillies dans les terrains vagues.


Notre double anniversaire avec nos sœurs et nos amis. Les spectacles que nous, les enfants, présentions avec un certain stress à nos parents, oncles et tantes et qui n'étaient jamais aussi réussis que pendant les répétitions.



Puis les orages "du 15 août" qui nous trempaient de leur pluie chaude, les odeurs enivrantes des aiguilles de pin humides, les courses d'escargots.
Les plongeons dans les grosses vagues tièdes quand le vent d'est se levait ce que nous attendions tous les ans avec impatience.

Et la tristesse de devoir se séparer pour la sombre rentrée des classes sachant qu'on ne se rencontrerait que rarement avant les prochaines grandes vacances.

Même s'il n'y a pas d' "après la mort", tu resteras toujours vivante dans mes souvenirs et dans le souvenir de tous ceux qui t'ont aimée.



287 : lettre à mon papa

Mon petit Papa

Un mois a passé ...
Ta mort, on s'y préparait un peu pour les mois à venir tant ta santé s'était dégradée depuis le début de l'année. Tes douleurs lombaires ne cessaient d'empirer, tu n'arrivais presque plus à marcher et ton insuffisance respiratoire devenait inquiétante depuis quelques semaines. 
Ton intellect, lui, est resté intact et tes derniers écrits quelques jours avant ta mort ont témoigné de ta lucidité aigüe.

Oui, ta fin annoncée nous a surpris par sa brutalité mais ta vieille amie la Camarde à qui tu venais de déclarer ta disponibilité ne t'a pas laissé tomber. Elle a eu pitié de toi, t'évitant une prolongation inutile de tes souffrances, t'évitant l'inéluctable état grabataire qui te guettait, enfer que tu n'aurais jamais pu supporter.

Les jours qui ont suivi ta mort ont été tristes et difficiles mais Maman semble reprendre le dessus. Après une semaine où elle était hébergée par Inès elle s'est à nouveau installée chez vous et ça se passe plutôt bien.

Bien sûr, maintenant c'est beaucoup de travail pour Inès et moi, ainsi que pour Catherine et Bernard qui nous aident et nous soutiennent. Les démarches administratives sont chronophages et examiner, trier, ranger tes affaires s'apparente à un parcours du combattant au milieu de fouilles archéologiques.
Car tu n'as jamais rien jeté pendant tes presque 91 années de vie ! Tu as gardé tout ce qui passait entre tes mains parce que "ça peut toujours servir ..." Et cela fait bien deux ans que tu n'as plus pris la peine de ranger et classer la "paperasse" qui te bouffait la vie !

Ces fouilles archéologiques sont pénibles mais elles sont surtout tristes car elles révèlent une facette de ta personnalité que j'aurais préféré ignorer : l'anxiété te minait. L'angoisse de la mort bien sûr, celle d'un homme dont les croyances sont incertaines (ton attirance pour la superstition, la magie, l'occultisme et l'ésotérisme en témoignent). Mais aussi l'angoisse de la vie dans ce qu'elle a de plus trivial (à la lecture de tes nombreuses correspondances administratives). Non Papa, la société dont tu rêvais n'a jamais existé et n'existera jamais, il y aura toujours des contraintes, des administration, des emmerdeurs et des connards.
Je n'ai pas trouvé de cadavre dans tes placards, j'y ai trouvé moins drôle : tu te noyais dans des verres d'eau et t'épuisais à lutter contre des moulins à vent. Si seulement tu avais compris qu'Inès et moi n'étions plus depuis longtemps des adolescents immatures, peut-être aurions-nous pu te soulager un peu de ton fardeau ...

Pourquoi as-tu gâché les dernières années de ta vie à te ronger les sangs pour des choses qui, objectivement, n'en valaient pas la peine ?
Pourquoi cette incapacité à jeter la moindre chose ? Tu préférais les entasser sans logique aux quatre coins de ton environnement. J'ai même retrouvé des choses que je me souviens avoir jetées il y a des années !
Pourquoi tout ces achats compulsifs qui s'entassaient dans ta maison, sans pour beaucoup avoir jamais servi, ou qui, hors d'usage gisaient abandonnés à droite et à gauche ?

Ce n'est pas ce souvenir que je veux garder de toi.
Ce n'est pas non plus le souvenir des dernières années où il n'était plus possible de communiquer avec toi du fait de ta surdité. On aurait pourtant tellement aimé continuer à dialoguer avec toi, tu avais encore tant de choses intéressantes et amusantes à nous dire et à nous apprendre ! Heureusement, nous avons pu naguère te faire partager un peu de ta mémoire quand tu étais encore avec nous ...

Je veux garder le souvenir du père éternellement jeune, dynamique et infatigable que j'aimais et admirais, celui qui était apprécié de tous :
celui qui à la sueur de son front a fait de St Éloi un paradis et fut profondément meurtri par l'assèchement de sa rivière enchantée ;
celui qui grimpait encore à 85 ans en haut d'une échelle de 5 mètres pour élaguer des branches ;
celui qui continuait inlassablement à tronçonner les grands arbres abattus par les tempêtes pour en planter de nouveaux ;
celui qui a incarné la "réussite" des mythiques trente glorieuses, et qui aurait pu figurer en bonne place dans certains films de Jacques Tati, même si ce fut au point de vouer une admiration aveugle pour la société US ;
celui qui ne conduisait pas sa voiture mais la "pilotait" ;
celui qui "aurait bouffé de la merde si on lui avait dit que c'était bon" ;
celui qui, malgré une vie professionnelle intense trouvait encore le temps d'aller chasser ou régater tous les dimanches tout en rénovant à l'intérieur et à l'extérieur cette magnifique maison, et tout en bichonnant avec amour ses bateaux successifs ;
celui qui m'a fait aimer la mer et les voiliers, l'architecture et l'esthétique, les jardins et les forêts ;
et enfin l'artiste à l'imagination débordante et au talent certain.

Le mec avec la pipe au bec quoi !




286 : mort du père

Réveil en sursaut : la porte de la chambre vient de s'ouvrir et une voix m'appelle : "Roch ! Roch !"

Dans mon premier sommeil onirique j'ai le temps de penser : qui m'appelle ? Cath ? Non, elle est à mon côté. Clo ? Non, elle n'est pas là ... Les garçons ? Il ne sont pas là non plus et d'ailleurs ils auraient dit "Tô ! Tô !" ou "Roquitô !"
Mes yeux embrumés distinguent maintenant la silhouette de Maman ... Maman ! Mais que fait-elle là ? Comment a-t'elle pu venir jusqu'ici et monter seule cet escalier si haut et si raide ?

« Roch ! Il faut que tu viennes m'aider, ton père est tombé de son lit, il dort profondément, je n'arrive pas à le réveiller pour qu'il se recouche »
Pensée fugace de mon cerveau comateux : si elle peut pas le réveiller c'est qu'il est mort, lui si fatigué, si douloureux, si essoufflé depuis quelques jours ...
« Parce que tu comprends poursuit Maman, si je le laisse comme ça, j'ai peur que demain il se réveille plein de courbatures ! »

Oui, évidemment, c'est pénible les courbatures.

Je m'arrache du lit, enfile mon peignoir, sort de la chambre, m'apprête à descendre en catastrophe. Mais il faut aussi que j'aide Maman à redescendre ce dangereux escalier, manquerait plus qu'elle y tombe. A la fois angoissé par mon père et inquiet pour ma mère, j'assure lentement sa descente puis, au milieu de l'escalier, là où une chute serait moins grave, je l'abandonne et me précipite vers mon père.

Impossible d'ouvrir la porte de la chambre, je fais le tour par la salle de bain ... Je découvre Papa effondré à plat ventre sur sa table de nuit encombrée, les jambes allongées sur la moquette, bloquant la porte ... À nouveau mon cerveau primitif et sans état d'âme pense : c'est sûr, il est mort c'est pas possible autrement, on peut pas dormir dans cette position !

Je me penche sur lui, le secoue, l'appelle, il reste inerte. Je lui tourne un peu la tête pour lui enlever son masque d'apnéïque qui souffle bruyamment, je coupe le moteur de l'aérosol : un peu de silence favorise un peu de lucidité.
D'abord le remettre dans son lit : je le saisis à bras le corps, le fait glisser à plat ventre sur le lit, puis, en maintenant son torse d'un bras soulève ses jambes de l'autre et le retourne. Tiens, il est moins lourd que je ne le pensais. Enfin une position plus confortable pour l'examiner et réfléchir à ce qu'il faut faire.

C'est alors que, le voyant allongé sur le dos, immobile, gris, lèvres blanches et affaissées, yeux mi-clos sur un regard éteint, mon cerveau réalise enfin que c'est mon petit papa, et que oui il est mort mon papa, il est mort, il est mort petit père.

Pourquoi me mets-je à trembler comme ça ? Pourquoi ce moment inéluctable, attendu, et de plus en plus souvent imaginé me fait-il tant d'effet ?
Machinalement, agenouillé au bord du lit, toujours tremblant, j'effectue les gestes habituels d'un constat de décès : aucune respiration, pas de battement cardiaque, pas de pouls fémoral, pas de pouls carotidien, aucune réaction au pincement, pupilles aréactives ... mon petit papa n'est plus qu'un pitoyable cadavre.

J'entend alors le pas traînant de Maman qui arrive dans la salle de bain : que lui dire ? comment lui faire comprendre ?
J'avance vers elle essayant de retarder son entrée dans la chambre. Je me suis relevé trop vite, manque me sentir mal et ne peux que bredouiller, au bord des larmes : « il est mort Maman, il est mort, Papa est mort ... »

Va falloir qu'un jour je pleure un vrai bon coup mais là tout de suite, c'est pas le moment.

______________

Un peu plus tôt dans la journée, alors que nous déjeunions devant la fenêtre de notre cuisine, un gros oiseau s'était posé sur le faîte du toit surplombant le bureau de Papa.
Ce n'était pas n'importe quel oiseau : un rapace, une buse probablement. Les buses, on les voit toujours planant haut dans le ciel mais posées sur le toit, on n'avait jamais vu ça. 
« Oiseau de mauvaise augure tu crois ? » me dit Cath.
Voilà une anecdote qui aurait plu à mon père ...

285 : que faire ?

Elle est blonde, elle est jeune, elle déambule, elle fait des aller-retours dans ce jardin un peu triste, un peu minable.
Il y a du soleil cet après-midi, c'est le début du printemps, les bourgeons s'ébrouent, les oiseaux vocalisent.

Il est brun, il est jeune, il est aux urgences. Surprenant à son âge, cette occlusion intestinale : il n'a aucun antécédent qui pourrait l'expliquer.

À l'époque, l'IRM on ne sait même pas que ça existera un jour ; et le scanner ? on en a vaguement entendu parler, il y en a trois à l'essai aux États-Unis paraît-il.
Donc, après avoir tenté de lever cette occlusion par des moyens non invasifs, il n'y a qu'une solution : "y aller".

À l'époque la cœlio-chirugie c'est de la science fiction, "y aller" ça voulait dire lui fendre la paillasse, et on ne la fendait pas qu'à moitié : bien au milieu, verticalement de la pointe du sternum jusqu'au pubis en contournant soigneusement le nombril parce que le nombril, c'est sale.

Dés l'incision les anses intestinales jaillissent, gonflées, tendues, tuméfiées, rien de surprenant.
Mais tous ceux qui sont en salle, catastrophés, ont déjà compris : ces multiples taches blanches, là, partout sur les anses, sont les sinistres taches de bougie des métastases péritonéales.
On vidange l'intestin, on le réintroduit tant bien que mal dans l'abdomen, l'exploration commence. L'atmosphère devient lourde et triste : il est si jeune. Un peu plus âgé que moi, jeune externe agrippé aux écarteurs, un peu plus âgé que l'infirmière circulante qui a du mal à maîtriser son tremblement, il a l'âge de l'instrumentiste dont les yeux s'embuent à mes côtés, l'âge de l'interne mâchoires serrées face au chirurgien qui n'est pas très vieux lui non plus.
La tumeur responsable est compacte, envahissante, les anses grêles y sont incrustées. il y a des métastases disséminées sur tout le péritoine, le foie est atteint, plein de nodules durs comme de la pierre ...
Pendant au moins une heure le chirurgien essaye de trouver un passage pour faire le tour de cette tumeur afin de l'extirper ou au moins de libérer l'intestin, mais l'infiltration est trop étendue, les vaisseaux iliaques sont envahis, c'est une chirurgie impossible et sans espoir, on ne fait que reculer l'instant où il faudra se résigner à avouer son impuissance.
Cet homme va mourir dans des conditions qu'on ne peut souhaiter à personne ...

Le chirurgien commence à dialoguer avec l'anesthésiste : que fait-on maintenant ?
La routine serait de faire une résection des anses envahies et un anus artificiel pour soulager l'occlusion, puis la chimiothérapie et la radiothérapie pour gagner quelques semaines. Est-ce utile alors que l'issue est inéluctable à court terme ?
On a fait appeler le patron, on lui montre l'étendue des lésions, on lui fait part de notre réflexion. À ma grande surprise, celui-ci demande son avis à tous les présents, y compris à l'étudiant inexpérimenté que je suis.

On pense qu'il est déraisonnable de tenter une chirurgie d'exérèse impossible.
On pense qu'une chirurgie palliative ne ferait que prolonger ses souffrances.
On décide de ne pas s'imaginer plus fort que la mort.

En on décide de laisser dormir ce malheureux jusqu'à sa fin.

Cette décision collective était-elle la bonne ? Fallait-il le réveiller et se contenter de calmer ses douleurs pour qu'au moins sa famille le voit une dernière fois à peu près conscient ? Fallait-il tout faire pour lui donner une courte survie dans des conditions dramatiques ? N'était-ce qu'une solution de facilité technique sinon éthique pour l'équipe soignante ?
Peu importe, c'est l'option qui fut prise, la plus humaine selon nous tous.

Le chirurgien tend alors ses instruments à l'interne : je vais vous laisser fermer, je vais aller parler à sa femme ...

À l'époque, les blocs opératoires n'étaient pas des bunkers : par la grande baie vitrée on la regarde avec compassion, blonde, jeune, qui déambule, fait des aller-retours dans ce jardin un peu triste, un peu minable.

284 : retour à barcelone


Bon ben ça c'est toujours pas fini et la queue de touristes était trop longue pour qu'on se risque à y entrer ... on reviendra dans 50 ans.

Mais comme on sait, le délire moderniste est omniprésent et illimité à Barcelone. En témoigne l'admirable ensemble de l'hôpital Sant Pau à quelques centaines de mètres de la Sagrada Familia.
Ici, ce n'est pas du Gaudi mais du Domènech i Montaner.


 La restauration extérieure de ces bâtiments remarquables est terminée et des jardins soignés ont remplacé ce qui était des terrains vagues lors de notre visite précédente.





 Le plaisir des yeux, le calme, il manque quand même quelques bancs  pour se reposer.

283 : fonds de tiroirs

C'est marrant de retrouver dans des fonds de tiroir de vieux dessins qu'on avait pour la plupart oubliés. En voici une petite sélection.

Des copies de portraits et un tout premier modèle du temps où je dessinais à Rueil


Des silhouettes de l'époque des Raguidelles


Quelques tentatives d'aquarelle


Du pastel sur fond noir


Des encres des années 70

 

Des portraits


 J'en ai plein d'autre qui me reviennent en mémoire mais ne les ai pas retrouvés, des pastels de couleur notamment ...