285 : que faire ?

Elle est blonde, elle est jeune, elle déambule, elle fait des aller-retours dans ce jardin un peu triste, un peu minable.
Il y a du soleil cet après-midi, c'est le début du printemps, les bourgeons s'ébrouent, les oiseaux vocalisent.

Il est brun, il est jeune, il est aux urgences. Surprenant à son âge, cette occlusion intestinale : il n'a aucun antécédent qui pourrait l'expliquer.

À l'époque, l'IRM on ne sait même pas que ça existera un jour ; et le scanner ? on en a vaguement entendu parler, il y en a trois à l'essai aux États-Unis paraît-il.
Donc, après avoir tenté de lever cette occlusion par des moyens non invasifs, il n'y a qu'une solution : "y aller".

À l'époque la cœlio-chirugie c'est de la science fiction, "y aller" ça voulait dire lui fendre la paillasse, et on ne la fendait pas qu'à moitié : bien au milieu, verticalement de la pointe du sternum jusqu'au pubis en contournant soigneusement le nombril parce que le nombril, c'est sale.

Dés l'incision les anses intestinales jaillissent, gonflées, tendues, tuméfiées, rien de surprenant.
Mais tous ceux qui sont en salle, catastrophés, ont déjà compris : ces multiples taches blanches, là, partout sur les anses, sont les sinistres taches de bougie des métastases péritonéales.
On vidange l'intestin, on le réintroduit tant bien que mal dans l'abdomen, l'exploration commence. L'atmosphère devient lourde et triste : il est si jeune. Un peu plus âgé que moi, jeune externe agrippé aux écarteurs, un peu plus âgé que l'infirmière circulante qui a du mal à maîtriser son tremblement, il a l'âge de l'instrumentiste dont les yeux s'embuent à mes côtés, l'âge de l'interne mâchoires serrées face au chirurgien qui n'est pas très vieux lui non plus.
La tumeur responsable est compacte, envahissante, les anses grêles y sont incrustées. il y a des métastases disséminées sur tout le péritoine, le foie est atteint, plein de nodules durs comme de la pierre ...
Pendant au moins une heure le chirurgien essaye de trouver un passage pour faire le tour de cette tumeur afin de l'extirper ou au moins de libérer l'intestin, mais l'infiltration est trop étendue, les vaisseaux iliaques sont envahis, c'est une chirurgie impossible et sans espoir, on ne fait que reculer l'instant où il faudra se résigner à avouer son impuissance.
Cet homme va mourir dans des conditions qu'on ne peut souhaiter à personne ...

Le chirurgien commence à dialoguer avec l'anesthésiste : que fait-on maintenant ?
La routine serait de faire une résection des anses envahies et un anus artificiel pour soulager l'occlusion, puis la chimiothérapie et la radiothérapie pour gagner quelques semaines. Est-ce utile alors que l'issue est inéluctable à court terme ?
On a fait appeler le patron, on lui montre l'étendue des lésions, on lui fait part de notre réflexion. À ma grande surprise, celui-ci demande son avis à tous les présents, y compris à l'étudiant inexpérimenté que je suis.

On pense qu'il est déraisonnable de tenter une chirurgie d'exérèse impossible.
On pense qu'une chirurgie palliative ne ferait que prolonger ses souffrances.
On décide de ne pas s'imaginer plus fort que la mort.

En on décide de laisser dormir ce malheureux jusqu'à sa fin.

Cette décision collective était-elle la bonne ? Fallait-il le réveiller et se contenter de calmer ses douleurs pour qu'au moins sa famille le voit une dernière fois à peu près conscient ? Fallait-il tout faire pour lui donner une courte survie dans des conditions dramatiques ? N'était-ce qu'une solution de facilité technique sinon éthique pour l'équipe soignante ?
Peu importe, c'est l'option qui fut prise, la plus humaine selon nous tous.

Le chirurgien tend alors ses instruments à l'interne : je vais vous laisser fermer, je vais aller parler à sa femme ...

À l'époque, les blocs opératoires n'étaient pas des bunkers : par la grande baie vitrée on la regarde avec compassion, blonde, jeune, qui déambule, fait des aller-retours dans ce jardin un peu triste, un peu minable.

1 commentaire:

via facebook a dit…

Inès
Terrible ...

Bruno
Courageuse décision !!!!

Philippe
c'est pas drole...et ceci le jour de Valentin ! j'aimerais pas etre a la place ni du patient mais non plus du chirurgien

Philippe Brusselairs
l' Euthanasie en Belgique : " ....dans un état clinique désesperé de douleurs psychiques ou physiques insupportables dues a une affection grave et incurable...;" loi du 23sept2002 !

Rocky Lamerluche
Hélas en France on est bien en retard sur ce problème : l'euthanasie se fait clandestinement (je peux en témoigner) comme l'avortement il y a quelques décennies ...

Xavi
Terriblement bien écrit...
Je n’aime plus · Répondre · 1 · 12 h

Rocky Lamerluche
merci !

Xavi
Ah bah non, merci à toi! Malgré la lourdeur du thème, c'est toujours un plaisir de te lire, surtout lorsqu'il s'agit de tes souvenirs, si peu partagés pendant des années.

Xavi
Je viens de le relire à voix haute pour en faire la traduction à Diana, et ca m'a pris au ventre, encore plus que lors de la première lecture. Je n'ose t'imaginer pendant l'écriture...

Rocky Lamerluche
l'écrire m'a fait revivre la tristesse qui nous avait envahie ...