extrait des mémoires de guerre de Jacques Lemerle, 1915
[...] Quelques jours dans les 2° lignes pour nous reposer et nous compléter, puis nous remontons "au casse-pipe".. Les E.M. s'acharnent à vouloir percer malgré l'évidence "que c'est raté". ces petites offensives partielles qui ont suivi le grand choc des premiers jours, étaient d'avance vouées à l'échec, mais coûtaient très cher en hommes.
[...] le lendemain en fin de matinée, un coureur me porte un ordre me convoquant à la Brigade. [...] "Vous attaquez à 14 h le tir d'artillerie va bientôt commencer, vous avez juste le temps de retourner à votre bataillon" Suffoqué par cette désinvolture et par le fait qu'on nous lance en plein jour sur des barbelés intacts et des nids de mitrailleuses mordants, j'essaie de discuter sur la nécessité de modifier cet ordre et attaquer dans de meilleurs conditions... "c'est un ordre..." me répond [le général] en me tournant le dos.. [...] Je mets tout le monde rapidement au courant de l'ordre d'attaque et devant les protestations indignées ne peut que redire "Je le sais mais c'est un ordre.."
Et en plein jour, en lignes de tirailleurs, nous dévalons la pente aussi vite que nous le pouvons, sous le tir violent de toutes les armes en face de nous. Les pertes sont lourdes.. Je vois culbuter mes pauvres types et le terrain se parsemer de corps..
J'arrête les frais dans un vague tranchée au fond de la vallée et nous commençons à tirailler. Le soir arrive, et je reçois cette note invraisemblable .. " Donner immédiatement l'état nominatif des pertes avec le n° matricule de chacun.." Cela vient de la Brigade... la colère me prends et je dis au pauvre type qui a risqué sa vie "Tu diras que tu m'as trouvé.. qu'il y a de la casse et que je t'ai répondu : M..." Eberlué, il n'ose repartir avec ce message, mais je lui en donne l'ordre.. Cela n'a pas du arranger mes affaires à cet E.M. mais j'en avais gros sur le cœur..
[...] Quelques jours après, une nouvelle attaque est décidée à partir de la tranchée que nous occupons, mais plus importante, car la 361° y participe à ma droite [...] Toute la matinée les pièces de tous calibres s'accrochent sur les lignes en face et à 13 h le tir de destruction commence [...] Une fumée dense et noire monte des tranchées boches [...] J'ai donné l'ordre d'attaquer en pelotons serrés pour arriver en masse sur l'objectif [...] Tous les boches sont encore dans leurs abris, ne s'attendant pas à une si rapide arrivée. Quelques grenades jetées ont vite fait de les faire sortir les mains en l'air sans armes et pour ne pas nous encombrer, je les fais refluer sur nos lignes... Ils sont pour la plupart fauchés par leur propres mitrailleuses...
[...] A ma droite ça va mal. Je vois les hommes du 361° refluer en désordre fauchés par les nids de mitrailleuses intacts... Je cours sur le terrain pour voir ce qui se passe... Ce sont les 2 bataillons allemands qui contre-attaquent, frais, plein d'allant. Je vide un chargeur sur des Feldgrau que je crois voir dans le boyau et voyant des boches sortir des tranchées où se trouvaient mes 2 compagnies, comprends qu'elles ont été refoulées.
Quand je me replie à mon tour, une section ennemie debout sur le terrain tire sur nos lignes où sur les hommes qui se replient. Le tireur de gauche m'apercevant m'envoie une balle qui me donne un choc à l'épaule gauche, comme un coup de poing.. Une de nos mitrailleuses se met à tirer et j'ai le plaisir de voir la section boche se coucher, nez par terre, et ne plus bouger, officier compris, abattue par ce tir fauchant. [...] et chaque partie reprend ses positions... partie nulle...
[...] Je constate que la balle qui m'a traversé le gras de l'épaule gauche a manqué de peu mon expédition dans l'au-delà...
[...] Le calme revenu sur les lignes [...] je pars [...] au P.C. du Général. Je suis introduit dans la salle à manger où dînent les Officiers de l'E.M. au complet. Ambiance contrastant vraiment trop avec celle que je quitte... Je sors de durs combats, avec son cortège d'horreurs : j'ai sous les yeux une table soignée, un éclairage brillant, des serveurs en gants blancs qui passent les plats... [...] Et avant que j'ouvre la bouche après avoir salué ce Général qui ne peut me sentir, je reçois une mercuriale telle que médusé je reste bouche bée, complètement démonté.. Il ne me reste plus qu'à faire demi-tour et repartir dans la nuit à la recherche du Poste de Secours !
Ecœuré, je prend ma décision.. Me faire évacuer et une fois à l'arrière [...] si possible réaliser mon rêve de passer dans l'Aviation !
[J.L. rejoint l'école d'aviation de Chartres en décembre 2015]